J'ai l'honneur de vous informer que j'ai jeté l'ancre devant l'île aux castors ce jour, 10 avril de l'année 99, bateau remâté, guirouet en défaut.
Il y a trois jours, sur les quatre heures du soir, La Gabrielle, fin fûtreau de de vingt et un pieds remonte l'Allier par grand largue devant les terres de Braud, paroisse de Château. À bord, le journaliste Philippe Marmy et moi-même au pilotage.
Des giboulées surviennent tandis que le vent de traîne qui les précède souffle en galarne de modéré à fort, par instant en violence, il est décidé d’atteindre dans les plus courts délais l’embarcadère de la rue de La Chaîne. A l’aval de ce point, la piautre de notre fûtreau a commencé à racler un bien malin fond de graviers. J’ai vainement tenté de contrer une trajectoire des plus inadéquate à la situation, jouant des marnes et des écoutes, tandis que la poussée du vent couchait toujours plus le bateau sur bâbord, le rostre-gouvernail creusait un sillon sur le fond de la rivière m’assurant que tout choix de route était définitivement perdu. Je décidai d’amener dans les meilleurs temps la grand’voile, manœuvre ralentie par la présence de mon passager sis devant le taquet de drisse, en pied de mât. Lorsque j’eus cette commande en mains nous embarquions déjà grandement par la bordée bâbord arrière. La poupe en partie immergée, nous pivotâmes à la fois lentement et dans le même temps sans que rien ne soit plus possible comme le courant le voulait durant un instant, la proue nettement hors des eaux. Puis, lorsque la coque fut parfaitement perpendiculaire au flux, grevée de l'eau embarquée, La Gabrielle se coucha sur tribord avec grande discrétion et lenteur par le fond de la rivière. Il était alors quatre heures et le quart du soir.

En dernière manœuvre j’ai jeté l’ancre afin de ralentir la folle descente du fûtreau qui maintenant errait entre deux eaux. Le journaliste étonné et hébété se dégagea néanmoins de prompte façon, l’eau lui montait jusqu’à la poitrine, je lui pris la main et m’assurais de son secours jusqu’à la rive. Par dizaine de fois, j’ai rattrapé les éléments de plancher, bancs, écopes et outiaux qui filaient tout au long de la rivière en colère. Derrière la barque, sous les eaux blanches d’écume, le courant venait de créer une considérable dépression, je perdais pied et la situation devenait des plus difficile. Par sa tête, le mât en résistance appuyait sur le fond avec force et stabilisa notre équipage dans un curieux équilibre. La blanche toile est restée quelques instants étalée sous la surface avant de se remplir inexorablement d’un sable parfait.
Il n’était plus possible de la sauver seul, d'autant que le salut du bateau résidait dans un démâtage du plus immédiat. Les aiguilles des haubans résistaient à une tension majeure ; je suis resté ainsi sans action de longues secondes, laissant place dans mon esprit à une sensation de grand froid. De mes dernières forces, j’usais pour me hisser sur la demi–coque émergente, j’ai pu libérer les haubans bâbords et l’ensemble s’est alors brutalement retourné ouvrant voie à la tension opposée. Comme cela était un bon jour, le jas de l’ancre ne s’est jamais posé de bonne manière, la dérive persistait.
La Communauté des Chavans de Braud, avertie du naufrage, accourue en rive Bourbonnaise avec de gros cordages et grappins. De cette aide providentielle nous réussîmes à rapprocher de la berge le gréement libéré, puis ce beau fûtreau ; le sauvetage prenait fin. Beaucoup d’ardeur m’ayant quitté, un compagnon de cette infortune me fit don d’une veste chaude, puis la prairie jusqu’à la ferme j’ai traversé.
Signé,
M. Paris |